par Jean-François Loiseau
publié le 28 octobre 2017, mis à jour le 12 avril 2023
Sur l'échiquier politique français, la petite province du Perche a peu compté au regard de ses puissantes voisines : la Normandie, l'Ile-de-France ou le Maine. La présence séculaire de la forêt l'a souvent transformée en enjeu territorial décisif lors des luttes qui ont opposé, au Moyen Age, les grands vassaux du roi de France ou du roi d'Angleterre. La création du comté du Perche définit pourtant un territoire original à forte identité. Les habitants de la contrée, qui furent de solides défricheurs lors de l'expansion démographique des XIIe et XIIIe siècles, sont connus pour être à la fois ardents à l'ouvrage mais aussi assez distants avec les systèmes. A ce titre, il y a une identité percheronne, une « âme » qui peut expliquer que certains d'entre eux, aspirant à un mieux être, aient été séduits, au XVIIe siècle, par l'aventure en Nouvelle-France.
Antiquité
La Silva Pertica désigne à l'origine une vaste forêt située à la frontière des cités gauloises des Essuins (capitale: Sées); des Eburovices (capitale: Evreux); des Cenomans (capitale: Le Mans); des Carnutes (capitale: Chartres).
Entre 1079 et 1100
Geoffroy IV, l'un des plus puissants seigneurs du pays réunit sous son autorité à la fois le comté de Corbon (actuelle région de Mortagne) et la seigneurie de Nogent-le-Rotrou, ce qui le rend maître d'une grande partie de la vieille forêt du Perche. Il prend le nom de « comte du Perche » . Son fils, Rotrou III, en intégrant à cet ensemble la seigneurie de Bellême en 1113, donne au Perche sa dimension provinciale. L'étendue de cette dernière reste cependant très inférieure à l'espace naturel du même nom.
1226
A la mort de Guillaume, 6e comte du Perche, le comté est rattaché, faute de descendant, à la Couronne. Le Perche sera alors donné en apanage aux enfants ou aux frères du roi de France.
1559
La rédaction de la Coutume du Perche confirme l'identité provinciale de la région. La période de la Renaissance est marquée dans le Perche par la construction de nombreux manoirs aux formes originales.
1792
Lors de l'institution des départements par la Constituante, le Perche se trouve scindé entre quatre départements: l'Orne et l'Eure-et-Loir pour l'essentiel; la Sarthe et le Loir-et-Cher pour une moindre part.
1947
La fondation de l'association des Amis du Perche par Georges Massiot exprime, pour la première fois depuis la Révolution, la volonté des habitants du Perche de renouer avec leur passé et surtout de préserver une identité culturelle et patrimoniale qui, malgré la séparation administrative, ne s'est jamais éteinte.
1998
La création du Parc Naturel Régional du Perche, puis en 1999 et en 2000, la mise en place des Pays du Perche Ornais et du Perche d'Eure-et-Loir, réunit à nouveau, par-delà les limites des départements, une majeure partie de l'ancienne province autour d'objectifs communs au plan de la préservation de l'espace naturel, de l'animation culturelle et du développement économique.
« Si l'apport du Perche au peuplement du Canada (environ 5% des migrants français) peut paraître modeste, il faut souligner que l'émigration percheronne, la plus ancienne, se caractérise par une remarquable prolificité » , écrit l’historienne Françoise Montagne (Montagne Françoise, Tourouvre et les Juchereau, Ed. Société canadienne de Généalogie, 1965). Le mouvement, lancé à partir de 1634 grâce au pouvoir de conviction de Robert Giffard, représente il est vrai, dans le courant général de l’émigration française en Nouvelle-France, une certaine originalité. Il ne doit pas être attribué à la misère, mais plutôt à l’esprit d’aventure et d’entreprise. 328 émigrants[1] vont ainsi entreprendre le grand voyage. Quelques-uns vont revenir au pays. Mais la grande majorité, malgré la menace iroquoise, choisit de s’établir sur les rives du Saint-Laurent pour y défricher et faire prospérer les terres nouvelles. Plus de 200 d’entre eux ont fait souche par une descendance, ou ont joué un rôle déterminant dans l’histoire du pays, ou ont laissé leur vie dans les guerres du XVIIe siècle. Leur descendance patronymique est aujourd’hui estimée à plusieurs millions de personnes au Canada et en incluant un important essaimage dans toute l’Amérique du Nord.
1534 - avril-août
Mandaté par François Ier, Jacques Cartier est le premier européen à remonter le fleuve Saint-Laurent. Il accoste dans l'actuelle Gaspésie.
1535 - octobre
Deuxième voyage sur le Saint-Laurent de Jacques Cartier ; il donne au village iroquois Hochelaga, situé à l'emplacement de la future ville de Montréal, le nom de Mont-Royal.
1599-1600
En 1600, Pierre de Chauvin fonde à Tadoussac le premier comptoir commercial français permanent en Amérique du Nord en installant un poste de traite de la fourrure. L'année précédente, le roi Henri IV lui avait accordé le monopole du commerce de la fourrure en Nouvelle-France pour dix ans.
1605 - septembre
Pierre Dugua de Mons, assisté de Samuel de Champlain, fonde la première ville coloniale : Port-Royal, future capitale de l'Acadie.
1606 - mai
L'apothicaire parisien Louis Hébert est le premier colon à s'établir de façon permanente en Nouvelle-France, à Port-Royal.
1608 - juillet
Samuel de Champlain fonde, sur l'emplacement du village iroquois Stadaconé, la ville de Québec, une « habitation » servant d'entrepôt, de résidence et de forteresse.
1615 - juin
Recrutés en France par Samuel de Champlain, quatre missionnaires de l'ordre des Récollets forment la première communauté religieuse à s'établir en Nouvelle-France.
1617
L'apothicaire Louis Hébert et sa famille s'installent à Québec.
1621 ou 1622
Robert Giffard, apothicaire à Tourouvre, natif d'Autheuil, peut-être ami d'études d'Hébert, part pour le Canada. Il s'installe aux environs de Québec.
1625
Arrivée des Jésuites à Québec.
1627
Robert Giffard rentre en France, convaincu que de nouveaux colons doivent s'implanter sur les rives du Saint-Laurent.
Le cardinal de Richelieu crée la Compagnie des Cent-Associés dont Samuel de Champlain est membre et actionnaire ainsi que
Noël Juchereau, de Tourouvre, ami de Robert Giffard.
1628 - février
Robert Giffard épouse Marie Renouard à Mortagne. Dès le printemps, il repart vers la Nouvelle-France afin de préparer de futures implantations. Le navire à bord duquel il voyage est intercepté par des pirates à la solde des Anglais. Robert Giffard doit revenir en France. A Tourouvre et à Mortagne, il met à profit cette période pour évoquer l'immense pays qui s'étend au-delà de l'Atlantique.
1629-1631
Québec est aux mains des Anglais.
1632 - mars
Le traité de Saint-Germain-en-Laye permet à la France de rentrer en possession du Canada. Robert Giffard peut enfin réaliser son rêve.
1633
Robert Giffard, avec l'aide des frères Jean et Noël Juchereau, prépare son expédition. Champlain fonde la colonie des Trois-Rivières.
1634 - janvier
La Compagnie des Cent-Associés concède à Robert Giffard la seigneurie de Beauport. Il recrute ses premiers colons, reçoit le soutien de Pierre Le Bouyer de Saint-Gervais, lieutenant général civil et criminel du Perche.
1634 - mars
Départ de Robert Giffard, de sa femme, de ses enfants et d'une trentaine de colons pour la Nouvelle-France. Parmi eux Jean Guyon, maître-maçon, Zacharie Cloutier, maître-charpentier et Robert Drouin, tuilier (originaire du Pin-la-Garenne). Début juin le navire atteint Québec.
1635 - décembre
A Québec, mort de Samuel de Champlain ; la colonie compte 132 colons dont 35 viennent du Perche. A Mortagne, départ de nouveaux colons dont Gaspard Boucher, de sa femme et de ses enfants. Parmi eux Pierre, né à Mortagne en 1622, âgé de 13 ans. La première colonisation organisée de la Nouvelle-France est commencée. La colonie-comptoir se transforme en une colonie de peuplement. Les percherons rejoindront la Nouvelle-France essentiellement sur la période de 1634 à 1662.
1641
Arrivée à Québec de Guillaume Pelletier (de Bresolettes). La population de la colonie s'élève à 300 personnes.
1642 - mai
Avec une cinquantaine de colons, l'officier Paul de Chomedey de Maisonneuve et la religieuse Jeanne Mance fondent Ville-Marie. La cité prendra plus tard le nom de Montréal. Madeleine de la Peltrie, partie de Bivilliers (Orne), est présente à la fondation de Ville-Marie ainsi que Nicolas Godé et Françoise Gadois, couple percheron originaire d'Igé.
1647
Arrivée à Québec de 38 jeunes gens (27 hommes et 11 femmes) venus de Tourouvre et des environs. Ils composent la Grande Recrue percheronne.
1653
Pierre Boucher défend Trois-Rivières contre les Iroquois. de Maisonneuve ramène de France une centaine de soldats pour défendre Ville-Marie contre les Iroquois.
1661 - 1662
Pierre Boucher rentre en France exposer les doléances des Canadiens ; afin de sauver la colonie menacée par les Iroquois, il sollicite le soutien de Louis XIV et de Colbert. En 1662, il revient en Nouvelle-France en ramenant de nombreux colons.
1663
Arrivée à Québec des premières Filles du roi. 770 immigrantes seront envoyées par le roi Louis XIV entre 1663 et 1673, pour peupler sa colonie canadienne.
1663 - avril
Louis XIV transforme la colonie en un établissement royal sous son contrôle direct et crée le Conseil souverain de la Nouvelle-France. Un gouverneur et un intendant sont nommés par le roi pour administrer la colonie.
1664
Informé par les administrateurs coloniaux de la nécessité de pacifier les Iroquois pour stabiliser la colonie, Louis XIV ordonne l'envoi du régiment de Carignan-Salières en Nouvelle-France.
1665 - juin
Le premier contingent du régiment de Carignan-Salières débarque en Nouvelle-France. La venue de ces hommes en armes permet de sécuriser les possessions françaises en Amérique du Nord et favorisera ultérieurement le peuplement de la colonie.
1667
Pierre Boucher fonde Boucherville.
1668 - avril
Robert Giffard meurt en son manoir de Beauport, le 14 avril 1668. La colonie atteint 3000 habitants.
1674 - août
Le diocèse de Québec est créé par Clément X ; François de Montmorency-Laval en devient le premier évêque.
1689 - août
Massacre de Lachine : de nombreux colons sont tués par les Iroquois, armés par les Anglais.
1689 - 1697
Première guerre intercoloniale franco-anglaise.
Statu quo ante bellum.
1702 - 1713
Deuxième guerre intercoloniale. La France cède l'Acadie, Terre-Neuve, la baie d'Hudson et Saint-Christophe à la Grande-Bretagne.
1717
Mort de Pierre Boucher à l’âge de 95 ans.
1744 - 1748
Troisième guerre intercoloniale. Statu quo ante bellum.
1754 - 1760
1763 - février
Par le Traité de Paris, Louis XV cède la Nouvelle-France à la Grande-Bretagne.
1855
Dans le cadre de l’Entente cordiale, la corvette La Capricieuse battant pavillon français remonte le Saint-Laurent et suscite l’enthousiasme des Canadiens français descendants des pionniers.
1859
Parution de La France aux colonies, les Français en Amérique, Acadiens et Canadiens, ouvrage de l’historien Rameau de Saint-Père (1820-1899) qui fait renaître en France le souvenir des pionniers fondateurs de la Nouvelle-France.
1891
Visite à Tourouvre d’Honoré Mercier, Premier ministre du Québec, ministre de l’Agriculture du Canada. Deux vitraux commémorent ce grand événement.
1915-1918
Le Canada envoie en France un fort contingent afin de combattre aux côtés de troupes alliées. Des milliers de jeunes soldats meurent dans la Somme, notamment lors de la bataille de la crête de Vimy du 9 au 12 avril 1917.
1927
Inauguration, à l’église Notre-Dame de Mortagne, d’un vitrail à la mémoire de Pierre Boucher en présence de Pierre Dupuy, délégué du Gouvernement canadien.
1944
Participation des troupes canadiennes à la Libération de la France.
1955
M. Desy, ambassadeur du Canada en France, et son épouse née Corinne Boucher de Boucherville, visitent Tourouvre et inaugurent la foire-exposition de Mortagne.
1956
Création de Perche-Canada, par Edouard Leboucher (1915-1985), président-fondateur, par le chanoine Jean Aubry (1904-1986), secrétaire général et par Fernand Fortin. But de l’association : l’accueil des descendants des colons percherons du XVIIe siècle et l’approfondissement de la connaissance généalogique et historique. Ce travail de longue haleine sera entrepris par Mme Françoise Montagne (1912-1993) et par son mari M. Pierre Montagne (1902-1988). Depuis sa fondation, Perche-Canada fait apposer des plaques commémoratives dans les églises où ont été baptisés les pionnières et les pionniers de la Nouvelle-France.
Dans l'ouvrage Naissance d'une population, les Français établis au Canada au XVIIe siècle, Hubert Charbonneau et ses co-auteurs font état de 1955 pionniers et de 1455 pionnières, soit en tout 3410 personnes qui sont arrivées avant 1680 et se sont installées en famille dans la vallée du Saint-Laurent. De son côté, Mme Françoise Montagne a pu établir que les émigrants percherons étaient au nombre de 146 adultes. Ils ne représentent donc que 4,3 % de l'effectif, ce qui est peu. D'autres chiffres incluant probablement les enfants nés en France de ces premiers partants, font état de 250 pionniers, ce qui amène le pourcentage autour de 7%.
Quoiqu'il en soit, force est pourtant de constater qu'aujourd'hui, les noms de ces pionniers se retrouvent dans de nombreuses généalogies de familles canadiennes. Un chiffre très approximatif évaluerait au nombre d'un million et demi le nombre de descendants directs de ces ancêtres fondateurs venus du Perche. Et cela ne tient sans doute pas compte des ramifications relevées dans toute l'Amérique du Nord, ni non plus des évolutions des noms de famille qui ont parfois connu de curieuses transformations au cours des siècles passés.
Comment un tel phénomène a-t-il pu se produire ? La réponse appartient, je crois, à Elysée Reclus qui écrit en substance que, si les Percherons n'ont pas été les plus nombreux à coloniser le Canada, ils ont par contre été les premiers.
Afin de conter l'histoire de ces pionniers, il faudrait ici parler d'aventure, d'épopée. Il faudrait raconter comment ces gens-là ont vaincu mille périls, survécu à d'effroyables tempêtes, combattu des tribus d'indiens arborant leurs peintures de guerre et donner à cette odyssée des temps modernes je ne sais quelle allure, digne en tout cas des plus grandes productions hollywoodiennes en technicolor. Restons modestes : le Perche, même si le vent et la tempête y soufflent quelquefois, est sans doute trop éloigné des rivages pour qu'on y ait beaucoup ressenti, au XVIIe siècle en tout cas, le souffle du grand large autrement que par ouï-dire.
Nous sommes sous le règne de Louis XIII. La société française apparaît encore figée dans ses trois ordres, où richesse et pauvreté sont d'abord des héritages, où chacun "existe à la place que Dieu lui a assignée dès sa naissance" ainsi que le souligne un manuel d'histoire.
Pourtant des signes d'évolution apparaissent. La bourgeoisie, les artisans porteurs d'un savoir-faire, les laboureurs disposant d'une terre entament une lente mais inexorable ascension sociale. Le taux d'analphabétisme est certes très élevé mais les écrits circulent. Peut-être ceux de Samuel de Champlain, qui publie le récit de ses voyages chez Jean Bergeon en 1613, sont-ils parvenus jusque dans le Perche. Rien ne l'indique. Notre petite province avec ses horizons forestiers ne paraît pas pour autant isolée face à l'ouverture sur le monde : des familles nobles montrent la voie. Beaucoup voyagent, luttent dans les armées royales engagées en Saintonge. Certains disposent déjà d'un double domicile. C'est le cas des du Grenier, seigneurs du Pin et de la Pellonnière (la seigneurie d'origine de Robert Drouin), qui possèdent dès 1612 des biens en Oléron (notamment la très belle propriété de la Cailletière à Dolus que l'on peut encore admirer aujourd'hui). De la mer et de l'océan, il est également question grâce à ces charpentiers de marine qui viennent régulièrement chercher dans nos forêts le bois de chêne nécessaire à la construction des navires. C'est sans doute à l'un d'eux que l'on doit attribuer les graffitis retrouvés à la ferme des Sablons près de Bellême (actuellement le restaurant du Golf de Bellême-Saint-Martin) : ces dessins représentent des « flustes » ces gros navires marchands construits pour traverser l'Atlantique.
Bref, ce n'est sans doute pas un hasard si en 1621, un médecin, d'abord apothicaire à Tourouvre, s'intéresse à la Nouvelle-France. Il s'agit de Robert Giffard, né à Autheuil, près de Tourouvre, vers 1587. Une ordonnance de la marine exigeant qu'à bord de chaque navire se trouvât un chirurgien, celui-ci s'embarque et, peu après, met pied-à-terre près de l'"abitation" construite par Champlain au lieu de Québec où vivent alors, et tout au plus, une quarantaine de colons. Parmi eux Hébert, également apothicaire, originaire de la région parisienne.
Les deux hommes se connaissaient-ils auparavant ? Rien ne permet de le dire. Une certitude cependant : ils se retrouvent l'un et l'autre pour convenir, avec Champlain, que cette Nouvelle-France, malgré l'hostilité des Iroquois soutenus par les Anglais, mériterait de recevoir de nouveaux habitants. Quelques clichés veulent que Robert Giffard ait ainsi passé sept années heureuses autour d'une cabane, appelée la Canardière, située près de la rivière de Beauport, chassant et pêchant à loisir. Je crois que le contexte doit nous inciter à la plus grande prudence. Le risque permanent que représentent les sauvages, les menaces d'incursions anglaises en réplique au siège de La Rochelle, la rudesse du climat, n'offrent pas que des parties de plaisir pour ceux qui vivent déjà sur place et dont le nombre est évalué à tout juste 80 personnes en 1627. Pour mémoire, à cette même époque, Hollandais et Anglais sont déjà plus de 4000 à s'être établis sur la Côte Est.
Mais de chaque côté du Saint-Laurent, malgré la longueur de l'hiver, la terre est fertile, et surtout le commerce de la fourrure offre d'énormes possibilités qui compensent largement les désagréments. Convaincu, comme Champlain, que cette Nouvelle-France ne trouvera son salut qu'à la faveur de l'arrivée de nouveaux habitants, Robert Giffard décide donc de revenir en France. Le 24 mars 1627, à Paris, à la demande de Guillaume de Caen, écuyer général de la flotte, il déclare « conoistre le pays de la Nouvelle France pour y estre allé, y avoir séjourné sans intermission cinq ou six ans et scavoir que le dit pays, en le seul fleuve de Saint-Laurent, peult rendre et supporter quinze mil castors » .
Cette véritable « mine d'or » incite d'ailleurs Richelieu à fonder, cette même année la Compagnie des Cent-Associés qui reçoit le monopole du commerce sur cet immense territoire à charge pour elle d'établir 4000 colons avant l'an 1643.
Pour en arriver là, la tâche est immense. Robert Giffard ne rêve que de repartir mais, en premier lieu, il lui faut fonder une famille. Il épouse ainsi à Mortagne, Marie Regnouard. Leur contrat de mariage est passé le 12 février 1628 devant Mathieu Poitevin, notaire.
Sitôt son mariage, Robert Giffard songe à reprendre la mer. Alors que sa jeune épouse reste au pays, il embarque afin de préparer une première implantation de colons. Mais, à la faveur des tensions entourant le siège de La Rochelle, les hostilités sont ouvertes entre la France et l'Angleterre. Cette dernière lâche prise en Aunis mais cherche à trouver des compensations. Les navires affretés par la Compagnie des Cent-Associés, achèvent très mal le voyage. A l'arrivée, à Tadoussac, la flotte que commande le sieur de Roquemont est interceptée par la flotte de l'amiral Kirke à la solde des Anglais. Giffard est fait prisonnier mais parvient cependant à regagner la France, Kirke ayant , semble-t-il, accepté de restituer deux navires aux Français afin de leur permettre de retourner chez eux.
Ainsi Robert Giffard est-il de retour à Mortagne dès l'automne pour la naissance de Marie, sa première fille, baptisée le 28 décembre. Cet heureux événement masque mal sans doute, la désillusion, voire la fin du rêve qu'il entretenait de s'établir en Nouvelle-France. Les Anglais, après avoir perdu La Rochelle, occupent désormais Québec où Champlain a été contraint de capituler.
Dès lors Robert Giffard se fixe à Mortagne où il exerce son métier avec au cœur la nostalgie de ce pays de Canada. Son premier biographe, Alfred Cambray, évoque, non sans un certain lyrisme, un Robert Giffard qui « au cours des longues soirées d'automne et d'hiver, et même en face de ses mortiers et de ses bocaux… refaisait ses voyages outre-mer, taquinait le poisson vis-à-vis la Canardière, parcourait la Côte de Beauport où la chasse avait dirigé ses pas » , ne formulant qu'un seul et unique souhait: « revoir Québec et y vivre » .
Et il est fort probable qu'en de nombreuses occasions, il ne manque pas, dans son cercle familial, dans les auberges, sur les places, à Mortagne, à Tourouvre et partout où l'amène l'exercice de sa profession, d'évoquer autour de lui, le pays de Canada, les rivages du Saint-Laurent aux mille promesses.
Survient pourtant l'événement qui va subitement rendre à nouveau possible ce rêve si insensé : le 29 mars 1632, le traité de Saint-Germain-en-Laye restitue le Canada à la France. La nouvelle est inespérée.
Robert Giffard reprend contact avec la Compagnie des Cent-Associés dont est membre son ami Jean Juchereau. Le 15 janvier 1634, celle-ci lui concède une seigneurie à Beauport à charge pour lui d'y installer censitaires et colons. A Mortagne, l'adhésion au projet est illustrée par le soutien financier de Pierre Le Bouyer de Saint-Gervais, lieutenant criminel au bailliage de Mortagne qui prête 1.800 livres à Robert Giffard.
Sont d'accord pour partir dès le printemps Henry Pinguet, sa femme et ses enfants, Jean Guyon, maître maçon à Mortagne (l'ancêtre de Céline Dion) et les siens, Zacharie Cloutier, charpentier et les siens, Noël Juchereau, frère de Jean, Robert Drouin, tuilier au lieu de Jugué, paroisse du Pin, et d'autres encore, au nombre d'une trentaine.
Enfin le grand jour arrive. Au pied de la tour de l'église Notre-Dame de Mortagne , bien plus haute que maintenant, achevée depuis quelques années seulement, imaginons ce départ qui dut intervenir dès le début du mois de mars. Beaucoup feront sans doute la route à pied. S'ébranlent quelques charrettes chargées d'un maigre bien sur lesquelles femmes et enfants ont pris place. Le convoi fait, selon toute vraisemblance, une première halte à Tourouvre, puis il est rejoint par celui de Jean Bourdon, de l'abbé Le Sueur, et de quelques paroissiens de Saint-Sauveur de Thury-Harcourt. Quelques jours plus tard, après avoir peiné dans la boue des chemins, c'est l'embarquement à Dieppe à bord de quatre vaisseaux. Les Percherons, dont beaucoup découvrent la mer pour la première fois, prennent place à bord du navire que commande M. Duplessis-Bochard.
On ignore ce que furent les conditions de navigation. On peut supposer qu'elles se déroulèrent au mieux. La Relation des Jésuites déjà installés à Québec rapporte que « le 31 mai 1634 arriva une chaloupe de Tadoussac apportant la nouvelle que trois vaisseaux de Messieurs les Cent-Associés, étaient arrivés » .
Les premiers colons percherons posent en fait pied à terre, à Québec le 4 juin, jour de la Pentecôte, les autres le 24 juin. Et dès le 12 juin, Marie, l'épouse de Robert Giffard met au monde une fille qui sera prénommée Marie-Françoise, première percheronne née en Nouvelle-France.
Dans la colonie, dévastée lors de l'attaque anglaise, tout est à reconstruire.
Raconter la suite nécessiterait de trop longs développements. On en connaît le résultat. L'interrogation majeure qu'il convient de formuler à cet instant porte sur les raisons qui ont permis la réussite de l'implantation des Percherons. Rechercher des explications par l'esprit d'aventure, par la perspective d'un monde meilleur, explique sans doute leur détermination. Toutefois, au-delà d'une volonté évidente de sortir d'un cadre social, voire même, en ces temps portés par un fort mysticisme, d'agir par esprit "missionnaire", il convient de prendre en compte la promesse d'obtenir des terres nouvelles, exonérées de toute dîme et redevance, la perspective d'un enrichissement par le commerce de la fourrure, autant d'arguments qui n'étaient certainement pas étrangers à la décision de tout quitter sur le vieux continent, même en famille.
On peut cependant mesurer ici la force de persuasion dont a su faire preuve Robert Giffard, ainsi que son pragmatisme bien percheron : il fit certes partager son enthousiasme tout en mesurant la nécessité d'embarquer avec lui des bûcherons et des bâtisseurs. Accoutumés à leur environnement forestier, les Percherons, possédaient parfaitement l'usage de la hache et de la scie ! Mais il leur fallait aussi survivre à l'hiver. Les Guyon, Cloutier, Drouin et autres compagnons, étaient « du bâtiment » . Ils surent construire solide avant l'arrivée des mauvais jours et donner aux nouveaux colons toutes chances de survivre.
Pari réussi !
Le plus extraordinaire encore est que cette première implantation ait été suivie de bien d'autres arrivées au cours des années suivantes.
Ainsi, en 1635, Gaspard Boucher et les siens sont à leur tour du voyage. Au nombre de leurs enfants, Pierre né le 1er aout 1622, qui deviendra le grand homme de la Nouvelle-France.
Il en sera ainsi pendant près de trente ans. L'émigration percheronne se trouve notamment servie par le rôle de recruteur que joue dans l'affaire Noël et Pierre Juchereau, amis de Robert Giffard, l'un n'hésitant pas à faire le commis-voyageur entre le Canada et la France, l'autre, resté à Tourouvre, faisant signer les contrats d'engagement aux candidats à l'émigration.
Dans l'ordre, Tourouvre, Mortagne, Saint-Cosme-en-Vairais, Igé, en tout 33 communes du Perche ont ainsi contribué jusque dans les années 1660 et pour l'essentiel, à la colonisation du Canada. A la mort de Robert Giffard, en 1668, (il a 81 ans), lorsque le mouvement depuis le Perche est quasiment achevé, la population atteint les 3000 habitants. Certes, ces derniers ne sont pas tous Percherons d'origine mais l'apport sera décisif.
Ainsi que l'écrit l'historienne Françoise Montagne « l'émigration percheronne, la plus ancienne, se caractérise par une remarquable prolificité » mais également par une ardeur édificatrice et combattante : ces premiers arrivants se retrouvent au cœur de toutes les luttes qui ont émaillé la naissance de la jeune colonie.
Pierre Boucher défend Trois-Rivières en 1652, revient en France en 1662, est reçu par Louis XIV et Colbert pour obtenir renforts et colons, obtient qu'en 1665, le régiment de Carignan-Salières débarque en Nouvelle-France (environ 1200 hommes). C'est à ce même Pierre Boucher que l'on doit la fondation de Boucherville sur la rive sud du Saint-Laurent, face à Montréal.
En tête de ce cortège héroïque, on trouve aussi Louis Guimond (Champs), martyrisé pour sa foi par les Iroquois.
En 1642, Madeleine de la Peltrie (née à Alençon, partie de Bivilliers) participe avec Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance, avec Nicolas Godé d'Igé, sa femme Françoise, née Gadois également d'Igé, et leurs quatre enfants, à la fondation de Montréal, en plein territoire hostile (une décision jugée insensée par beaucoup à l'époque).
A ces grandes figures de la Nouvelle-France, viennent s'ajouter les Pelletier, issus du village clairière de Bresolettes, les Bouchard, Creste, Fortin, Gagnon, Gaudry, Gaulin, Giguère, Giroust, Hayot, Houde, Landry, Langlois, Laporte, Lehoux, Maheust, Mercier, Rivard, Tremblay (le patronyme le plus répandu aujourd'hui au Québec), Trottier, Trudelle, Turgeon et autres dont les noms figurent aujourd'hui sur les plaques apposées depuis 1957 par Perche-Canada dans les églises de la région.
La tradition combattante, dans le sens noble du terme, s'est solidement conservée au cours des siècles suivants par la volonté manifeste de ces descendants du Perche, de défendre la langue et la culture française. La Maison de l'Emigration est un hommage à la hauteur de ce passé prestigieux. Elle est en France le lieu exceptionnel où est perpétuée la mémoire de l'aventure canadienne.
En 2006 s'est ouverte en France, à Tourouvre (Orne), la Maison de l'émigration française au Canada consacrée au peuplement de la Nouvelle-France.
Bien que ce musée s'adresse à tous les publics (français, nord-américain, adulte, scolaire, etc.),
il est apparu essentiel que la fondation de cet établissement s'accompagne d'une démarche scientifique
propre à faire progresser nos connaissances fondamentales sur les immigrants français établis dans
la vallée du Saint-Laurent et en Acadie aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Le Gouvernement du Canada a donc profité de l'occasion pour lancer, dès septembre 2001,
des travaux de recherche originaux dans les archives françaises, sur la base d'une expertise méthodologique
développée au Canada depuis une trentaine d'années. Une importante subvention de recherche, pour la période 2001 à 2006,
a ainsi été accordée à l'Université de Caen Basse-Normandie, dont le Centre de recherche d'histoire quantitative
est l'hôte de ces travaux dirigés par le professeur québécois Yves Landry.
Plus d'informations sur le programme de recherche ici.
Une banque de données des migrants qui était en ligne jusqu'à fin 2015 n'est malheureusement plus accessible jusqu'à une date indéterminée.
Elle répertoriait 6061 fiches biographiques d'émigrants français partis vers les rives du Saint-Laurent et l'Acadie au temps de la Nouvelle-France, soit jusqu'en 1763.
La base de données cessa d'être alimentée en 2006, date de la fin du Programme de Recherche sur l'Émigration des Français En Nouvelle-France.